Questionner l’archive filmique. Une jeunesse allemande, Jean-Gabriel Périot

 

Pourquoi un tel souci de l’archivage ? Lorsqu’on en vient à devoir témoigner, preuve à l’appui, de la véracité, de l’authenticité de son propos (j’ai un alibi, dans les faits, je cite…), il est évidement nécessaire de faire référence à un document faisant autorité. Cela peut-être une facture, un ticket de caisse, une photographie, un objet quelconque. Mais, cela va sans dire, cela se rapporte aussi à l’image filmique. Cette dernière a pour intérêt d’être à la fois sonore et mouvante, elle peut donc rendre compte d’une action dans sa réalisation et dans son aboutissement. Si l’on avait filmé cette petite fille, en 1972, durant la guerre du Vietnam, dont la photo de Nick Ut n’a saisi que la nudité, l’effroi, la course et le cri éternellement silencieux, peut être que l’image animée aurait d’autant plus été saisissante si la population mondiale avait vu Kim Phuc se débattre pour se débarrasser de ses vêtements en flammes et fait retentir son cri parmi les autres enfants dont on aurait entendu le claquement des pieds nus. Peut-être aussi qu’on aurait pu identifier les coupables, les juger pour le destin de cette fillette et entendre inlassablement leurs noms sur les radios. Ils seraient devenus les ennemis publiques numéro un. Cette photo à tout de même fait son effet. En saisissant Kim Phuc, Nick en a fait un emblème de la guerre du Vietnam, un témoignage irrévocable.

C’est dans ce souci de témoignage que Giorgio Agamben, en écrivant Ce qui reste d’Auschwitz, s'intéresse aux bobines que les anglais tournèrent à la libération du camp de Bergen-Belsen et qui furent rendues publiques près de 40 ans après la fin de la guerre.

« A un moment donné, la caméra s’arrête presque par hasard sur ceux qui semblent encore des vivants, un groupe de déportés dont certains sont blottis par terre et d’autres errent debout comme des fantômes. Ce ne sont que quelques secondes, mais qui suffisent pour se rendre compte qu’il s’agit de musulmans rescapés par miracle - ou en tout cas de détenus très proches du stade de musulman (Musulman est un terme employé par Primo Levi pour désigner les détenus dont la volonté s’était effacée. Il est dit d’eux qu’ils sont les victimes ultimes des nazis, dans le sens où ils ne sont ni tout à fait vivant, ni tout à fait mort, mais éteint). Si l’on fait exception des dessins exécutés de mémoire par Carpi, c’est là peut-être la seule image qui ait été gardée d’eux. Eh bien, le même opérateur qui s’était jusque-là longuement appesanti sur les corps nus empilés, sur les atroces "mannequins" désarticulés et jetés les uns par-dessus les autres, ne peut supporter la vue de ces morts vivants, il se détourne immédiatement pour cadrer les cadavres. Comme l’a noté Canetti, l’amoncellement des morts est un spectacle immémorial, dont les puissants se sont bien souvent délectés; mais la vue des musulmans répond à un scénario inédit, et le regard humain ne peut la soutenir. »

Après cette très longue citation, la façon dont elle rend admirablement compte des différents éléments qui composent l’image filmique - jusqu'à la subjectivité de l’opérateur, le mouvement de caméra, l’écoulement du temps et la réception du public, il n’y aurait presque rien à ajouter sur la nécessité d’archiver. Les images font foi.

Cela étant dit, la nécessité de l’archivage a une dimension rétroactive. Il s’agit de rendre compte d’un instant passé, révolu, et d’en dégager tous les enjeux. Les images font foi donc, mais le temps n’affaiblit-il pas la portée des images ? Sommes-nous toujours aussi profondément touchés par des images de guerres lointaines ou notre bon sentiment se dirige-t-il spontanément vers la multiplicité des images d’actualité ?

La société contemporaine est sans doute l’ère de l’image reine. Vilèm Flusser parle de « déferlement des images » et surtout de « dépendance existentielle par rapport aux images » (La civilisation des médias, Paris, Circé, 2006). Cent vingt ans après la première projection publique des Frères Lumières, l’Homme contemporain n’est plus aussi saisi au vu de cette surexposition quotidienne. Noyé dans un flot intarissable d’images, fixes ou animés, il est non seulement dépendant mais devient surtout indifférent. Il semble aujourd’hui urgent de repenser notre rapport à l’image, de questionner nos habitudes face à elle, qu’elle soit médiatique, au sens d’outil utilisé par les médias actuels, ou cinématographique. Le cinéma n’en est donc pas moins concerné, puisqu’il se fait le miroir de notre conception de la société et est utilisé par elle.

Sorti en octobre 2015, Une Jeunesse Allemande s’attache à présenter sous un nouveau jour la Fraction Armée Rouge (RAF), également surnommée « la Bande à Baader » ou « groupe Baader-Meinhoff ». Sciemment constitué d’archives en grande partie télévisuelles et cinématographiques, il est l’illustration idéale à ce type de problématique. De plus, le réalisateur Jean-Gabriel Périot questionne le cinéma vis à vis de l’acte de création en faisant concurrence à la réalisation par le montage. Cette forme hybride et peu commune à été le déclencheur de notre réflexion menée sur l’archive.

 

Quand l’écriture esthétique fait écho au contexte historique, politique et géographique. Immédiateté et radicalité.

Qui, au juste, est cette jeunesse ?

Au vu du sujet, on aurait tendance à placer sous le joug de cette jeunesse Badeer, Meinhoff et les jeunes adultes des années 1970. Mais à l’ouverture du film (3min06), il y a cette séquence, particulièrement énigmatique, confrontant un jeune homme maculé de peinture, un pinceau à la main, hué par la foule pour avoir représenté une croix gammée sur un mur. Nous ne sommes plus dans l'immédiat après-guerre mais la jeunesse de l’époque fait partie de cette foule. Ainsi, le jeune homme défend maladroitement son acte « qu’est-ce qui vous fait dire que c’est moi ? », « C’est pour un film ! ». Un homme, d’un certain âge, éprouvant des difficultés à contenir sa colère, s’insurge et le tient pour responsable. Il rappelle les dangers de ce type de ralliement et se voit rétorquer « mais ça aurait pu être vos enfants ! ». Cette dernière réplique engage un épisode violent qui emporte avec lui la caméra et son opérateur. Les jeunesses en révolte se croisent au-delà du temps historique. Il s’agit précisément d’un calcul simple, tout juste frôlé par Jean Gabriel Périot : l'oppression la plus intense qu’ait connu le peuple allemand correspond au troisième Reich. La fin de la guerre implique une restructuration immédiate et radicale du système politique et sociale de l’Allemagne.

Restructuration immédiate et radicale, c’est de cette manière qu’opère Jean-Gabriel Périot dans la forme de son film, comme le laisse à penser Walter Benjamin concernant le Journal de travail de Bertolt Brecht :

« La méthode historique n’est rien d’autre qu’une méthode cinématographique : le montage, c’est-à-dire l’art de citer sans guillemets, d’arracher le texte à son contexte et de le retisser à partir des lambeaux déchirés de l’étoffe. Il s’agit donc d’interrompre le récit historique, en ce sens de bloquer le cours de l’histoire, en arrachant au passé et au présent leurs images pour les remonter ensemble. L’art du montage consiste à faire surgir des constellations. »

Les images d’archives sont souvent utilisées dans le cas du documentaire, le plus souvent de guerre. Étant majoritairement présentes pour illustrer les paroles d’une voix-off, sans en entendre forcement le son original, elles font acte d’illustration, laissant place à la voix-off pour les contextualiser, autrement dit, pour fluidifier la narration. Par le thème qui est celui d’un mouvement historique, la présence d’archives, la volonté documentaire, on note des points communs entre Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot et les films documentaires formels. Toutefois, ces derniers illustrent le réel par l’image, tout en le laissant ancré dans son passé par la narration. Puisque l’on ne peut pas mieux démontrer le passé qu’avec des images et des sons, Jean-Gabriel Périot a choisi de faire un film qui s'immiscerait au plus près de cette époque par le montage chronologique d’archives filmiques et sonores, épargnant tout matériau superflu tels que la voix-off et les bande sonores post-synchronisées.

Ce sont les différentes natures de ces archives qui rendent le film particulièrement intéressant et actif : on y trouve des émissions télévisées, des entretiens et interviews, des extraits de films d’école, de films-tracts réalisés par les étudiants en école de cinéma, dont Holger Meins, qui fera partie par la suite du groupe Baader-Meinhoff, ou des films d’autres réalisateurs comme Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (1970) et L’Allemagne en automne de Rainer Werner Fassbinder (1978), qui apportent une vision plus détachée de Allemagne, ou un regard métaphorique sur la société de cette époque.

Ce travail de montage est d’une certaine manière ce qu’on pourrait appeler une scénarisation d’éléments non narratifs à leur origine. L’écriture scénaristique ne se situe pas dans la construction d’une fiction au sens aristotélicien, c’est à dire que Jean-Gabriel Périot inventerait des personnages, un contexte, une intrigue de toutes pièces. Ces personnages, cette période et même l’histoire lui préexistent. La période est fixée, 1965-1977, pendant laquelle le spectateur suit l’évolution du groupe Baader-Meinhof, des plateaux de télévisions et de l’école de cinéma de Berlin à la révolution armée, aux attaques terroristes. Il s’agit certes d’une écriture chronologique mais les éléments qui la composent deviennent narratifs à la seule condition de prendre place dans une constellation d’images, dans les significations que lui donne Hélène Bouchardeau dans son article Le montage des constellations, Godard et Benjamin :

« Au fond de la pensée de Benjamin ou du cinéma de Godard, il y a la constellation comme paradigme politique, c’est-à-dire comme image du communisme. Une constellation est un rapport imaginal singulier entre des singularités, dont elle actualise les virtualités non épuisées. Elle donne à voir ce qu’il y a de commun entre deux éléments singuliers, sur un mode non pas universel, mais singulier lui aussi. C’est qu’il y a dans toute constellation un noyau irréductible et inépuisable d’être-commun qui n’existe qu’en étant exposé dans un tel montage, ce que Benjamin nomme Ursprung, origine ou surgissement. »

Elle fait aussi référence à Gilles Deleuze en évoquant la « cristallisation du temps en image », « un rapport dialectique du passé et du présent, de l’oubli et de l’instant que le philosophe appelait "un cristal de temps" ». Il va de soi que le cinéaste taille ainsi dire la matière filmique à l’état brut : en tissant les images entre elles, Jean-Gabriel Périot permet alors de créer une alchimie entre les archives, tout en « respectant les extraits pour eux-mêmes, leur structure en tant qu’objet ». Pour permettre cela le réalisateur met en place une forme de dualité : l’énonciation et la confirmation pour maintenir intacte la contrainte matérielle, le joug de l’archive. L’alchimie est considérée dès lors que ces matières filmiques se combinent, créant unicité et sens jusqu’à l’incandescence même du film : où la notion de terrorisme fait figure. La question du montage est alors univoque :

« [...] quelques artistes s’attachèrent ainsi à décomposer cette « mise en forme » falsifiée des journaux et à recomposer ou remonter pour leur propre compte les éléments factuels livrés par la presse illustrée ou les actualités cinématographiques. [...] Il suffit de penser à cette "association cinématographique radicale" dont parlait Siegfried Kracauer en 1931 : elle avait tenté de mettre sur pied, à partir du matériau disponible dans les archives d’images, des actualités cinématographiques qui soient vraiment une plongée dans nos propres affaires. Elle a du accepter des coupures de la censure et n’a pas fait long feu. Cette expérience nous apprend en tout cas que, composées différemment déjà, les images des actualités cinématographiques y gagneraient une plus grande acuité de vue. » (Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, L’œil de l’histoire 1, Paris, Les Éditions de minuit, 2011)

Jean-Gabriel Périot a tout de même été contraint de numériser ces archives dans un premier temps, par souci de conservation, mais également pour pouvoir les manier avec plus de simplicité et créer plus de possibilités de montage filmique et sonore. Les archives vidéo sont des images filmiques, elles impliquent donc des procédés propres au cinéma : montage, fondu, cadrage… Au sein même des entretiens, on retrouve un montage champ / contre champ classique où les images et les discours se font face. Or, une seconde conception est réalisée par Jean-Gabriel Périot qui lie ces unités de sens grâce à des procédés similaires.

Seuls des cartons et des musiques pour les génériques ainsi que les sous-titres ont été rajoutés. Réalisant un film proche du documentaire par l’effet de prise de son en direct, de chronologie, de prise sur le vif (à l’exception des extraits de films), il parvient toutefois à se démarquer de cette esthétique par son utilisation du son. Les voix additionnelles mentionnées dans le générique sont des ajouts qui procèdent selon la même logique que le montage d’images. Il s’agit d’archives radiophoniques relatant au moment des faits, la progression des événements.

Jean-Gabriel Périot possède avant tout une formation de monteur, étant particulièrement sensible aux arts plastiques, son film est à la hauteur de ses ambitions. Il nous livre une œuvre complète, composée et moderne à partir d'éléments qui subliment le montage. L’art du montage dévoile alors tout son potentiel interprétatif.

 

L’archive et l’interprétation. « L'interprétation n'est pas l'art d'analyser (construing) mais l'art de construire (constructing) » (Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies)

Le Dictionnaire des archives définit l’archive comme :

« L’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. Autrement dit, les archives sont l’ensemble des documents produits dans l’exercice d’une activité pour garder trace des actions d’une personne, d’une organisation publique ou privée. Le droit français distingue deux types d’archives. Les archives publiques sont issues des services et des administrations publiques, des entreprises publiques, des personnes morales exerçant des missions de service public. Au contraire, les archives privées sont les archives personnelles ou familiales, les archives d'entreprises ou de laboratoires privés, d’associations, de syndicats, de partis politiques. Certains fonds d’archives privées peuvent faire l’objet d’un don à un service d’archives. »

Jean-Gabriel Périot utilise des archives venant de fonds publics et privés. Il entame ses recherches en 2009 et va pendant presque dix ans faire un tri parmi ce qu’il trouve. C’est en partie dans cette sélection que l’interprétation va surgir. Dans un ouvrage paru en 2010, Un bref été de l’anarchie, l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger raconte, par un collage d’interviews, de reportages, de discours, la vie de Buenaventura Durruti, ce mécanicien qui fut l’une des figures de l’anarchie espagnole qui mena à la révolution de 1936. Dans cette reconstitution singulière, il parle de l’Histoire comme une « fiction collective ». Il serait alors intéressant de voir si cette expression pourrait s’appliquer à Une jeunesse allemande.

L’archive appelle forcément à une interprétation, mais n’en reste pas moins issue d’une réalité. Il s’agit dans le film de reprendre quelque chose qui existait déjà. En effet, l’archive filmique, en tant qu’objet, charrie avec elle une interprétation qui est celle de l’auteur, puis celle de la réception. La plupart des supports utilisés par Jean-Gabriel Périot ont été diffusés au moment des faits puisqu’il s’agit de journaux d’information ou de formes brèves répondant à telle ou telle mesure politique à effet immédiat. Ainsi, la réception en différé telle que la pratique Une jeunesse Allemande tend à créer une confusion d’identité parmi les différentes strates d’auteurs. On pourrait ainsi croire que le cinéaste propose plus une reconstitution historique et chronologique du groupe Baader-Meinhof qu’une interprétation des faits. Mais il y a bien interprétation, tout du moins opinion ou positionnement face aux archives, qui se repère dans leur choix même. Tout comme il existe des journaux de droite, des journaux de gauche, des critiques positives, des critiques négatives, il existe certainement des archives très variées en termes d’opinion au sujet du groupe Baader-Meinhof. Ainsi, ce « respect [des] extraits pour eux-mêmes, [de] leur structure en tant qu’objet », en fait des plans d’autant plus autonomes qu’ils sont des unités de sens. Par exemple, un reportage télévisuel doit faire sens, il est porteur d’une problématique à laquelle il tente de répondre. Il en va de même des films-tracts, formes brèves dont le propos doit être lisible. Dans tous les cas, ces archives n’ont pas étés envisagées dans leurs interdépendances, mais comme des formes suffisantes à une idée émise. En l’occurrence, la faculté du montage thématique participe à les lier. Les messages font sens dans un ensemble cohérent malgré le fait que certaines archives aient été amputées d’une fin, d’un début, d’un intermède… Walter Benjamin définit le montage comme ayant un « caractère destructeur », ce que Didi-Huberman confirme :

« Le montage procède bien en déblayant, c’est à dire en créant des vides, des suspens, des intervalles qui fonctionneront comme autant de voies ouvertes, de chemins vers une nouvelle façon de penser l’histoire des hommes et la disposition des choses. » (Quand les images prennent position, L’œil de l’histoire 1)

Identifier les membres de la RAF parmi ce flot d’images, ou une information capitale concernant l’état des choses participe au privilège qu’a le sens sur la forme. La forme est un montage hybride dont les raccords sont inexistants. On ne peut pas se fier aux motifs d’une chemise pour identifier tel ou tel personnage, ou bien au geste poursuivi dans tel ou tel plan. Inévitablement, cela influe sur notre perception, et sur la conception du cinéma. Ici, l’attention requise est intense ou berçante, selon les affinités.

La RAF est contestée au moment des premières actions terroristes. A propos de cela, Jean- Gabriel Périot n’exprime pas son positionnement. Le spectateur d’Une Jeunesse Allemande se trouve prit dans le même flottement que le citoyen berlinois au moment des faits. Du groupe, nous ne savons que ce qu’en chroniquent les journaux télévisés au moment de la fuite. En termes d’image, le portrait des membres du groupe Baader-Meinhof surgit sporadiquement, lorsqu’un des leurs est identifié. On ne les verra qu’au moment de l’arrestation d’Ulrike Meinhof. Leur destin est finalement relaté jusqu’à ce qu’on entende Ulrike Meinhof prendre la parole au moment de son procès, à ce moment, l’écran est tout à fait noir. Ce sera la dernière manifestation vivante des membres de la RAF. Ceci pour dire qu’il n’était pas nécessaire d’avoir une représentation visuelle ou sonore constante des sujets principaux. Là encore, le sens prend le pas sur les conventions formelles, il respecte l’absence d’apparition au sein des médias des membres de la RAF.

On pourrait assimiler l’approche de Jean-Gabriel Périot à la pensée d’Umberto Eco à propos de l’interprétation. Il distingue en effet trois niveaux de lecture d’un objet : l’intentio autoris, ce que veut dire l’auteur, l’intentio operis, ce que le texte veut dire indépendamment de son auteur, et enfin, l’intentio lectoris, qui est ce que le lecteur y trouve. Les deux premiers niveaux se rapprochent d’une interprétation alors que le dernier serait plutôt une utilisation. Il va de soi que ces différentes strates de lecture se font chacune en référence des systèmes de représentations de l’auteur, du texte ou du lecteur. Il y a dans le film ces trois strates : ce que les archives disent d’elles-mêmes, dans leur simple matérialité, ce que Jean- Gabriel Périot a vu d’elles, son interprétation passant alors par la sélection d’archives et le montage, ce qui pourrait donc s’apparenter à une écriture scénaristique. Et enfin, ce que nous voyons d’elles, ce que nous en faisons un demi-siècle après. Ainsi, pour faire écho à l’expression de Hans Magnus Enzensberger, les archives se chargeraient d’une dimension fictionnelle dans l’interprétation qu’on a fait d’elles, et dans leur utilisation, étant soumises à une multitude de regards qui alimentent en quelque sorte le processus de création que peut être l’interprétation :

« Le montage met de l’ordre dans l’hétérogénéité de son matériau archivistique. Il impose une linéarité chronologique et discursive [...]. Cette écriture nivelante prend ses distances avec la logique de la lutte politique qui, elle, est fabrication active de dissensus. »

En désactivant sa force polémique, Une jeunesse allemande fait de cette lutte un mythe, au sens où l’entendait Roland Barthes : « la complexité d’images et gestes in situ tend à se fondre en une pure forme renvoyant à un concept global de militance.» (Camille Bui, Pourquoi le documentaire doit-il réinvestir le registre militant. Après la nostalgie, dans Les Cahiers du Cinéma n°717)

 

L’archive et son usage contemporain. Réflexion du « cortège d’ombres »

Notre quotidien est noyé d’images, de plus en plus mouvantes. Les écrans ne sont plus uniquement dans des salles de cinéma ou dans les salles de cours pour présenter diapositives, cartes et schémas. Ils envahissent une multiplicité de lieux, touchant l’intime et le public, l’individu et le collectif. Chez soi, l’écran se décline sous différents formats, télévision de plus ou moins grandes tailles, ordinateurs, tablettes, liseuses, téléphones portables… qui se retrouvent eux aussi dans les lieux du vivre-ensemble dans les mains de chacun, côtoyant panneaux publicitaires, enseignes de magasins, écrans dans les transports en commun tous animés. Notre regard connaît moins cet effet immersif qui caractérisait le médium cinématographique au début du XIXe siècle. L’expression employée par Vilém Flusser, « civilisation des médias » pour titrer son ouvrage écrit en 2006 s’applique parfaitement à notre époque contemporaine. Les médias d’informations se sont appropriés l’image filmique. Les images de la vie politique, sociétale, se transforment en archives rapidement utilisées pour appuyer n’importe quel sujet des « actualités ».

Aujourd’hui, quel est notre rapport avec cette époque que l’on « revit » grâce à l’archive ? Comment vit-on le temps passé, quel recul a-t-on ? Une Jeunesse Allemande a la particularité de faire dialoguer deux temps, non pas dans un documentaire explicitant un regard extérieur à l’époque étudiée, mais par le montage même de son film, c’est-à-dire dans la rencontre de sa subjectivité et du « matériau archivistique ». Réalisateur contemporain, il est imprégné de ce temps présent, son travail de compréhension et interprétatif des faits passés en est donc influencé. C’est ainsi que ces archives résonnent particulièrement avec les récents événements nationaux et internationaux et que certaines paroles des « personnages » paraissent même visionnaires pour l’époque. N’y a-t-il pas alors une dimension réflexive que le réalisateur convoque ? Il s’agit de considérer le terme de terrorisme mené tout le long du film selon un acte radical de la violence et la semence de la terreur. Il en est plus ou moins que selon le degré d’attention de chacun, nous épions ces faits et naturellement prenons parti. Ainsi le caractère réflexif porte à juger notre propre apprentissage de l’Histoire : qu’en est-il du terme terrorisme, nuancé depuis la Révolution Française avec Robespierre qui tangue entre prêches paroles et caractère activiste, jusqu’aux actes terroristes du Moyen Orient qui se déclinent par une distance culturelle. Ces notions évoquées se donnent à la réinterprétation de notre présent qui en somme est réinjectée de ces différentes définitions données au terrorisme. C’est ce qui en somme caractérise ce « matériau archivistique » qui par un raisonnement et un dévoilement objectif exprime un caractère didactique, puisque comme Didi-Hubermann le suggère :

« Prendre position, c’est désirer, c’est exiger quelque chose, c’est se situer dans le présent et viser un futur. Mais tout cela n’existe que sur le fond d’une temporalité qui nous précède, nous englobe, en appelle à notre mémoire jusque dans nos tentatives d’oubli, de rupture, de nouveauté absolue. [...] Pour savoir il faut donc se tenir dans deux espaces et dans deux temporalités à la fois. Il faut s’impliquer, accepter d’entrer, affronter, aller au cœur, ne pas louvoyer, trancher. Il faut aussi - parce que trancher l’implique - s’écarter, violemment dans le conflit, ou bien légèrement, comme le peintre lorsqu’il s’écarte de sa toile pour savoir où il en est de son travail. On ne sait rien dans l’immersion pure, dans l’en-soi, dans le terreau du trop-près. On ne saura rien, non plus, dans l’abstraction pure, dans la transcendance hautaine, dans le ciel du trop loin. Pour savoir il faut prendre position, ce qui suppose de se mouvoir et de constamment assumer la responsabilité d’un tel mouvement. Ce mouvement est approche autant qu’écart : approche avec réserve, écart avec désir. Il suppose un contact, mais il le suppose interrompu, si ce n’est brisé, perdu, impossible jusqu’au bout. » (Quand les images prennent position, L’œil de l’histoire 1)

De nos jours, l’usage d’archives, tels que reportages et journaux télévisés, se veut bref et efficace. Nous y cherchons ou découvrons une information factuelle. Une jeunesse allemande permet un recul que l’usage immédiat exclu. Dans les deux cas, Bertolt Brechtstipule que « le gestus de l’observateur et son attitude [sont] ceux de quelqu’un qui attend ».Dans le cas d’une archive relatant un événement d’une plus grande proximité temporelle, lespectateur se retrouve dans un investissement compassionnel résultant d’une proximitécontextuelle. Il n’y a donc pas cet effet d’attente, cette mise à distance qui le délivre de toutaffect lui permettant alors une approche réflexive et critique. Étant donné que l’horizond’attente devient infranchissable, le spectateur n’a pas les mêmes perspectives quant à laconclusion que peut fournir l’archive. Avec une archive immédiate, il pressent l’informationqui lui est livrée comme révélatrice de son présent alors qu’une archive lointaine seraitrévélatrice sur le présent.

L’image filmique a la capacité de saisir le temps, «  filmer c’est voir la mort au travail » comme le disait Jean Cocteau. Elle a également la capacité de ressusciter les ombres, développant chez le spectateur la faculté d’observer le passé, de le questionner et de l’interpréter.

L’Histoire et les arts ont cela de commun qu’ils semblent inscrits dans une amnésie absurde. C’est face à cette pensée du monde que nous place Jean-Gabriel Périot en insufflant à ces deux pôles un remodelage qui l’inscrit dans un circuit de diffusion contemporain. On s’étonne d’un tel retour sur l’Histoire quand la majorité des sorties cinématographiques s'échine à mener un discours sur l’avenir. Or, il devient vite évident qu’Une jeunesse allemande a un effet réflexif sur notre Histoire en train de se faire, et sur le cinéma lui-même.

« Ainsi le rôle des images dans une mémoire du désastre passe-t-il par un apprentissage du voir ? » (Muriel Pic, L’ABC du regard, dans Critique d’art) Le « vide politique » des films d’aujourd’hui n’invite pas le spectateur à mener cet apprentissage, à questionner les images. Jean-Gabriel Périot ne commente pas ces archives, il les « détricote », les monte et sans en avoir l’air, permet à son spectateur d’appréhender une pensée historique et cinématographique.

 

Elena Chenoun, Naïma Einhornd, Nina Moro, Eloïse Pommies
Séminaire de M1 Arts du Spectacle
Méthodes critiques, problèmes d’interprétation - Yves Citton
Janvier 2016